Situation 11 : Y a-t-il un burn-out foudroyant ?
Flora, employée dans une grande société frontalière. Propos recueillis le 18 septembre et le 2 octobre 2015.
Flora travaille dans un grand groupe qui emploie 1200 personnes environ, elle s’y trouve depuis plus de 25 années et jusque-là, rien à redire.
Flora : Au cours de ma carrière, j’ai travaillé dans différents services, dans des domaines de compétences différents et j’ai pu progresser. Je suis arrivée au niveau d’assistante de direction, avec de grosses évolutions internes puis j’ai eu accès au marketing. Je suis parvenue à gérer et à développer une gamme de produits, j’ai aménagé des supports de vente, j’ai pratiqué des analyses de panels de différentes sources, etc. Je me plaisais. Je suis restée un peu moins de 10 années sur ce poste. Avec les trois premiers managers, tout était équilibré et une ambiance de travail intéressante. A l’arrivée du dernier responsable, ce fut très différent.
S. B. : Avez-vous reçu dans votre parcours des formations validantes ?
Flo : Je n’ai reçu aucune formation me permettant une équivalence à l’extérieur de l’entreprise, juste des modules internes.
S. B. : Etiez-vous encouragée lors de vos promotions ?
Flo : Oui ! Je me considérais comme motivée, engagée, j’avais envie de découvrir et de progresser. J’ai évolué en termes de salaire et, au cours des entretiens de fin d’année, on constatait les progrès. Si les chiffres étaient atteints, une contribution financière arrivait avec plusieurs échelons.
S. B. : Si je saisis bien, vous ne vous doutiez pas qu’il y aurait des évènements difficiles à vivre.
Flo : En effet, je n’avais jamais fait cette anticipation. A partir de l’arrivée de ce nouveau manager, j’ai ressenti une dégradation progressive mais dans mon idée, je finissais ma carrière dans cette entreprise. Au-delà du côté avantageux des conditions de travail, il y avait une bonne ambiance et une motivation purement professionnelle où il n’était pas question de partir.
S. B. : Sur combien de temps se sont dégradées les relations ?
Flo : Une bonne année et durant les six derniers mois, ce fut très laborieux. L’entretien de fin d’année s’étant mal passé, mon manager ayant considéré que je n’avais pas atteint les objectifs et je prétendais l’inverse.
S. B. : Pourquoi le poste de management n’était-il pas plus stable ?
Flo : L’ensemble des managers qui passèrent dans mon service, avaient les uns comme les autres de bonnes logiques à leur départ.
S. B. : Aviez-vous senti une détérioration marquée des relations dans l’entreprise ?
Flo : Marquée, je ne le dirais pas. Par contre, cela faisait plusieurs années que l’on sentait plus de demandes sur les résultats financiers, ce qui avait transformé les méthodes de travail, la pression et le stress.
S. B. : Aviez-vous plus de charges de travail et dans quels domaines cela s’accumulait-il ?
Flo : C’était plus dans les résultats.
S. B. : Vous disait-on qu’il fallait mettre un peu plus de puissance dans les termes économiques ?
Flo : Oui, absolument. Par rapport à la concurrence, il fallait toujours trouver des innovations dans l’urgence. On travaillait sur un développement et il n’était pas retenu. Il fallait changer rapidement sur un autre pôle pressenti plus compétitif, qui à son tour n’était pas bon. C’était devenu moins structuré et un peu de l’urgence permanente, surtout sur les services comme les ventes ou le marketing.
S. B. : Etiez-vous en relation directe avec la production ?
Flo : Non, il s’agissait de s’aligner sur le chiffre prévisionnel et non sur la production directement.
S. B. : Si je comprends la façon de procéder était assez abstraite puisque vous n’aviez pas de relations directes avec la vente ou la production. Vous étiez dans le concept.
Flo : Il n’y avait pas de lien avec la production de l’unité France car la société était internationale et les entités étaient morcelées.
S. B. : Vous aviez donc un prévisionnel à respecter que l’on vous fournissait lors de l’entretien annuel ?
Flo : Le bilan de fin d’année ne se limitait pas à cela, il était bien plus détaillé. Il y avait plusieurs types d’objectifs : opérationnels, financiers, personnels et de développement.
S. B. : Etiez-vous sur-sollicitée sur ces différents pôles, par des clauses supplémentaires ?
Flo : Il y avait les objectifs à l’année, vérifiés à la fin du premier semestre et si les performances étaient mauvaises, des pénalités sur l’intéressement tombaient. Si à trois reprises, on n’atteignait pas le chiffre, on était licencié.
S. B. : Cet entretien de fin d’année était-il en groupe ou personnalisé ?
Flo : Il était en individuel.
S. B. : Il n’y avait jamais de réunions de groupe où l’on faisait jouer la concurrence ?
Flo : La direction se réunissait avec les responsables des services et ils traitaient du cas des salariés, ensembles. Ils ont discuté de mon dossier et le manager leur a expliqué que j’étais en dessous des attentes. Ce débat a eu lieu sans moi.
S. B. : Quel était le quotidien managérial ?
Flo d’une voix lente, atone : Mon ancien manager se disait là pour indiquer ce que les employés avaient à faire et on devait lui obéir. Il fallait être efficace seul alors que l’entreprise cultivait une philosophie de groupe. Ce fut là que je sentis la hiérarchie comme dévalorisante.
S. B. : Y avait-il une relation dégradée plus personnelle ?
Flo : Il n’avait jamais exercé en tant que manager avant et il a une trentaine d’années.
S. B. : Au quotidien, les mots échangés ressemblaient à quoi ?
Flo : Lorsque nous étions au plus fort des tensions, il s’enfermait dans une salle qu’il mobilisait. L’équipe se retrouvait à ne pas le voir de la journée. Nous tentions d’obtenir ses directives en vain. D’autres jours c’était l’inverse, il lui fallait une disponibilité immédiate et des réponses détaillées. On ne savait jamais à quoi s’en tenir.
S. B. : En étiez-vous arrivée à tenter de savoir si vous lui faisiez plaisir ?
Flo : Il y avait un peu de ça et cela c’est accentué sur la fin. En ayant une grande implantation dans l’entreprise par ma connaissance des services et des personnes, il y a eu un conflit. Mon manager me rappelait qu’il était le chef. Mon intention ne se trouvait pas là du tout ! En entretien individuel, il lançait des discussions « difficiles ». Je lui fis remarquer alors que je me sentais agressée et qu’il était important de cesser. Je sentais en lui de la violence. Il nous est arrivé d’être assis en face à face et il se redressait en posant ses poings sur la table pour me déclarer « ton management est un échec pour moi. » D’autres fois, je tentais de garder un dialogue, en lui proposant de boire un café pour évoquer les dossiers. Il me répondait que s’il avait une équipe efficace, il aurait le temps de boire des cafés. J’ai rencontré une professionnelle qui m’indiqua que mon manager ne se remettait pas en question et qu’il considérait n’avoir aucun effort à faire. Pourtant, ce dernier m’a écrit qu’il était à sa disposition pour discuter…
S. B. : Je constate peu d’ouverture et pourtant une grande dualité. Comment cela s’est-il passé avec le regard des autres ?
Flo : Il y avait beaucoup de managers dans ce service. Ma collègue qui sortait d’école, vivait également une situation difficile avec celui-ci et elle fut soulagée lorsqu’elle changea de poste. J’ai tenté d’en parler avec une collaboratrice compréhensive mais elle m’a conseillée (Flora ?) de plier puis, j’ai essayé de nouveau avec une autre, la réponse fut la même. Je commençais à être dans l’émotionnel et le soutien de l’équipe me manquait. Je ne souhaitais pas quitter l’entreprise alors, j’ai discuté avec la déléguée et la chef du personnel, sans aboutissement. Seulement, j’avais trois objectifs négociés à atteindre en six semaines, ce qui était peu réalisable en plus de mon travail quotidien.
Flora prit alors du travail à la maison et elle pensa que la demande managériale était pourvue, la mission achevée. Pourtant, le manager estima que la présentation n’était pas celle attendue par le comité de direction. Flora fut sanctionnée sur son bilan annuel. Le motif ne fut bien une présentation inadaptée. Flora explique qu’à son sens, les exigences n’avaient pas été clairement établies mais elle avoue n’avoir plus eu les moyens de comprendre les contradictions. Elle soupçonne aussi une forme de vengeance de la part de son manager.
Flo : Tous mes efforts, toute l’énergie supplémentaire que j’ai mis pour atteindre mes objectifs ont été nuls. En opérationnel, je connaissais mon travail. Mon manager déclinait tous mes visuels et toutes mes présentations. Il les considérait d’un niveau insuffisant alors qu’il ne s’agissait que mes chiffres restaient stables.
Flora explique qu’une nouvelle personne fut affectée à son poste après qu’elle l’ait formée. Puis elle choisit une autre affectation interne. Seulement à cette période-là, Flora se sent déjà très mal et épuisée. Son espoir était de récupérer ses forces de travail car les nouvelles tâches la motivaient particulièrement. Elle pensait rebondir et s’adapter mais son corps a lâché, selon son expression.
Flo : Ma nouvelle manager me connaissait, elle a été formidable dans l’accueil, la formation et le soutien. Malgré cela, je me sentais en difficultés, avec des soucis de concentration, de mémoire et d’après moi, l’aide est arrivée trop tard.
S. B. : Y a-t-il eu un effet retard ou avez-vous voulu tenir ?
Flo : Oui en effet, j’ai voulu résister. C’était ma motivation car la relation me donnait le sentiment d’être nulle. Ce manager me disait que je n’étais pas à la hauteur. Ma confiance en moi-même en a été détruite. Les mois ont passé et l’état de ma santé s’est aggravé : des névralgies, une grande fatigue sans récupération réelle, une concentration difficile mais aussi des troubles de la mémoire et des accès d’anxiété. Peu de temps avant mon arrêt de travail, je faisais des malaises au bureau. J’avais été affectée sur un nouveau poste mais je côtoyais tous les jours mon ancien manager. Le changement venait trop tard, j’ai fait une anémie sévère et je me suis effondrée. Je cumulais des maux gastriques, digestifs, de dos et de migraine, depuis plusieurs mois. De fortes carences en fer sont apparues et cela à engendrer des palpitations sévères, des vertiges et le reste. Le médecin a opté pour l’arrêt de travail et un repos complet durant un mois, avec un traitement approprié. Je me suis totalement effondrée, je pleurais sans arrêt, j’étais dominée par l’angoisse, je respirais mal, j’avais des sueurs froides. Mon état était lamentable.
S. B. : Comment arriviez-vous à traiter cela avec vous-même ?
Flo : J’ai résisté quelque temps, seulement un événement familial m’a percutée et fragilisée, donc je n’ai pas maintenu la distance nécessaire envers le travail.
S. B. : Que s’est-il passé pour que ce manager puisse avoir un impact nuisible. Comment avez-vous « adhéré » en quelque sorte, à cette subordination négative ?
Flo : Bien que je sois consciente, je ne me sentais pas en légitimité de diplômes et il avait réussi à me convaincre que j’avais eu de la chance jusqu’à présent, mais que je n’étais pas une bonne graphiste. Je me suis accrochée et mon espoir était aussi de lui prouver qu’il avait tort.
S. B. : Votre objectif était de le lui prouver ?
Flo : Oui, je voulais démontrer que ce qu’il pensait n’était pas justifié car mes capacités rejoignaient ses demandes. J’attendais au fond qu’il me déclare que mon travail était bon.
S. B. : Vous avez dit avoir été proche d’une hospitalisation, y a-t-il eu un contact avec le médecin du travail ?
Flo : A un moment, j’ai rencontré le médecin du travail. Celui-ci a fait une transmission à mon manager et je n’ai pas eu les conclusions. Le médecin du travail est intervenu et m’a soutenue au moment où j’ai craqué, ce qui fut tardif. Le premier arrêt de travail se justifia comme une « altération de l’état général » précisée par une investigation du médecin traitant, comme syndrome d’épuisement anxio-dépressif. Il y a beaucoup de passages en consultation sur ce sujet, alors il n’a pas pu analyser la gravité effective. On leur demande d’atteindre des objectifs à ces médecins du travail et, les entretiens ne sont pas du niveau attendu, faute de temps. J’ai expliqué mes ressentis mais même mon mari n’a pas perçu l’urgence de la situation.
S. B. : Oui, il est difficile d’évaluer l’échelle de douleur morale. J’ai intégré que l’épuisé en syndrome dévie ses ressentis, ce qui est logique puisqu’il se sent ou est agressé et harcelé. Le sujet a dû sortir mais pas l’aspect émotionnel, pas de lâcher du « je n’en peux plus ».
Flo : J’essayais de tenir : « Il te faut être forte, ça va passer. » On se voile la face, en espérant que cela s’améliore le lendemain. Il me semble que je n’ai pas accepté de dire stop, en envisageant un arrêt de travail.
S. B. : Aviez-vous des contraintes financières en conséquence de votre arrêt de travail ?
Flo : Non et actuellement, je suis sans activité pourtant, je ne me mets aucune pression. Je raisonnais en me disant : « ça va aller mieux, un jour il changera de poste », sans réaliser que mes états physiques et psychiques se dégradaient, que le sommeil se détériorait, que la fatigue était permanente, que l’irritabilité et les pleurs devenaient un état normal, etc. Je n’exerçais plus avec les mêmes performances, je ne marchais plus ou je ne lisais plus. Jour après jour, je vivais comme un zombie.
S. B. : Une année pour en arriver à l’épuisement, c’est fulgurant. Cet homme doit être odieux, enfin à vos mots et à votre état de santé, cela m’apparaît comme tel ou bien, une observation n’a pas été faite.
Flo : Il s’agit de l’évènement dans ma vie personnelle. Durant 18 mois, j’ai dû me charger d’un de mes parents très malade, en assumant un conflit avec ma fratrie indélicate. Je cumulais tout cela avec un conflit judiciaire, là où je n’avais jamais pensé qu’il y en aurait un. L’ensemble a sans doute précipité ma propre situation. En échangeant avec mon psy, j’ai pu réaliser que d’un côté, j’avais un manager qui me démontrait que je ne valais rien et de l’autre, un membre de ma famille disait que je m’occupais mal de mon parent ! Heureusement, mon mari et mes enfants étaient là et ils m’ont sauvée.
S. B. : Aviez-vous des idées suicidaires, parfois ?
Flo : Je ne suis pas sûre de cela mais je me disais : « Je n’en peux plus, il faut que cela s’arrête ! » De là, à passer à l’acte, je ne sais pas. Je souhaitais une solution mais pas forcément par la mort. La demande était un arrêt, un soulagement, une libération. En cherchant sur Internet, j’ai découvert le syndrome d’épuisement comme étant un phénomène de société et il m’a fallu du temps pour trouver des solutions. Je suis convaincue que les entreprises sous-estiment l’impact financier et la contre-production du poste d’une personne épuisée. La perte d’une main-d’œuvre qualifiée est le second volet de déficit. Pour ma part, à partir du moment où le psy et le médecin du travail ont orienté mes soins, il y a eu une sortie possible. C’est avant qu’il aurait fallu agir. L’entreprise reste un lieu de souffrance et peu de personnes sont prêtes, à retourner sur un endroit de mauvais souvenirs. Malgré tout, je parviens à voir des anciens collègues à l’extérieur. Lorsque j’en croise d’autres que ceux en qui j’ai confiance, je fais des détours, je m’éloigne sans réfléchir, je fuis. A une période, je ne décidais de rien. Maintenant, je suis dans des hésitations ou dans l’éloignement, c’est différent, la parole donnée et la confiance sont encore des douleurs. Comment fait-on pour s’y retrouver ? Le travail est devenu un moyen de gagner sa vie et de progresser en se faisant voir mais l’enrichissement moral a disparu. Nous n’avons pas le choix et cela n’épanouit pas forcement les individus pour renforcer le pays.
Depuis, Flora a consolidé sa guérison, le souvenir est encore frais mais les jalons de l’avenir sont posés.
"Le Syndrome d’épuisement"