Situation 13 : Valérie, la cinquantaine, sur un plateau téléphonique depuis des années.
Je commence, ainsi :
- « Quand avez-vous repéré les premiers signes de votre déséquilibre professionnel ? »
Valérie : - « J’ai été en maladie à partir de 2011 mais en 2008, mon service se réorganisait sans cesse, souvent défavorablement pour les conditions de travail. Durant cette période, j’ai été élue déléguée du personnel car mes collègues l’ont justifié. Je suis devenue visible pour tout le monde et j’aidais des personnes qui venaient me parler des problèmes de leur service. Ma position intermédiaire n’était pas de tout repos. Je devais faire part à la hiérarchie de multiples sujets de mal être au travail. »
Deux questions me viennent déjà :
- « Quel était votre poste à ce moment-là et aviez-vous des personnes sous votre responsabilité ? »
Valérie :
- « Je suis agent sans échelon, en dehors de l’ancienneté et non, responsable d’équipe. J’étais et je suis télé-conseillère dans un service de réclamations professionnelles. L’ambiance tournait autour de cela : « Vous comprenez madame, j’ai quatre employés et si ma connexion ne revient pas, je les mets au chômage technique à la fin du mois ». Ce genre de responsabilités au fil des jours, c’est un peu lourd !
Moi :
- « Oui, cela tombe sous le sens. »
Valérie :
- « Mais il y a aussi lorsqu’on vous prend à parti en déclarant : « N’en avez-vous pas marre de travailler pour des escrocs ? » Que voulez-vous que je réponde à des abonnés qui ne sont plus alimentés en connexion ? Bien que professionnels, cela pouvait durer plusieurs semaines et ils me disaient : « Vous n’avez pas honte ! Vous travaillez pour des gens qui ne vendent que des abonnements et après ils se fichent du reste. »
Valérie poursuit :
- « Pensez ! Vous vous faites insulter durant des années d’une part et de l’autre, la pression managériale impose le « produire plus » ! A un moment, c’est trop ! Pourtant à cette période, j’ai été contactée par des syndicats souhaitant profiter de mes compétences sur le plateau. »
Moi :
- « Votre délégation touchait combien d’individus ? »
Valérie répond qu’il y avait plusieurs délégués du personnel et que son service comprenait une quarantaine de personnes.
Je constate que c’est déjà une bonne responsabilité et je continue :
- « Vous avez évoqué avoir été malade à partir de 2011 mais en 2008, vous sentiez déjà une dégradation qui vous contraignait. Sur quels autres points avez-vous eu du mal à vous adaptez ? »
Valérie :
- « Il vous faut un résumé du parcours. Au tout début en 2001, j’ai connu un plateau téléphonique d’une quarantaine de personnes, divisé en petits groupes de 15 où nous étions au casque. Il y avait les assistants technico-commerciaux et les assistants techniques. La priorité était la satisfaction du client et le temps d’appel ne comptait pas réellement. A partir des années 2007/2008, un ras le bol s’est installé. »
Une interrogation me vient :
- « Quand avez-vous été plus nombreux sur plateau ? »
Valérie :
- « A partir de 2010, nous étions carrément 75 personnes, en évitant de justesse le plateau de 200, pour des raisons structurelles d’immeuble. »
Je soulève le sujet suivant :
- « Que pensez-vous de la délocalisation des plateformes téléphoniques ? Et comment le viviez-vous ? »
Valérie :
- « Lorsque j’étais affectée au service des réclamations, ma société a décentralisé sur des hotlines au Maroc et en Tunisie, me semble-t-il. A partir de ce moment, les gens nous appelaient parce qu’ils avaient eu quelqu’un, avec un accent prononcé, qui n’avait pas géré et nous récupérions le conflit. Les clients étaient excédés car ils avaient appelé plusieurs fois sans être compris. »
Moi :
- « En 2000, aviez-vous un impératif de temps malgré tout ? »
Valérie :
- « Non, nous n’étions pas minutés, nous prenions les appels au fur et à mesure. Nous proposions les nouvelles offres internet et on nous incitait à satisfaire le client. Que cela soit obtenu en un quart d’heure ou plus, l’objectif restait l’écoute de la demande. Le client recevait ensuite une enquête de satisfaction et nous étions jugés sur la QS, soit la qualité de service. Les responsables hiérarchiques nous jaugeaient de cette façon. »
Je reprends :
- « A partir de 2005/2007, si je comprends votre témoignage, la rentabilisation devient de plus en plus pressante. »
Valérie :
- « Il fallait prendre un nombre précis d’appels dans l’heure, ce qui rémunérait le plateau et si on bâclait, ce n’était pas grave. La QS n’importait plus et je parle d’abattage. »
Moi :
- « Vous disposiez de combien de temps avec vos clients ? »
Valérie :
- « Ce devait être une dizaine de minutes en commercial, si je me souviens. »
Je me livre à un comptage :
- « 7 h 50 de travail… Etiez-vous aux 35 h ? »
Valérie :
- « J’ai connu du 10 h/22 h ! Soit 12 h dans une journée et ce, par quatre jours. Nous n’étions pas aux 35 h. »
Moi :
- « A combien situez-vous le nombre d’appels reçus ? »
Valérie :
- « Oh, la ! Entre 60 et 70 appels. Et les trois quart du temps, je me faisais incendier… Je ne pouvais pas répondre à la demande du client… »
Moi :
- « De quoi vous faisiez-vous traiter ? D’incapable et de plein d’autres inaptitudes ? »
Valérie :
- « Là, nous étions sur le front de la nouvelle organisation et les produits Internet devenaient de plus en plus complexes et nombreux. Mais aussi les progrès techniques ne suivaient pas. Je vendais des prestations inexistantes et j’étais aux premières loges des réclamations clients. Rien n’avançait et les appelants étaient parfaitement mécontents. »
Je m’inquiète du ressenti de cette situation :
- « Vous sentiez-vous totalement enfermée dans ce système par absence de réponse efficace à transmettre ? »
Valérie :
- « Exactement, une demande d’ADSL transitait par une bonne dizaine de services et aucun n’était coordonné à un autre. »
Je sollicite une confirmation :
- « Vous n’aviez vraiment aucune visibilité de ce que les autres services offraient comme mise en place et, le client revenait à plusieurs reprises pour se plaindre ? »
Valérie :
- « Oui, absolument ! En interne, nous ne pouvions pas communiquer avec les services exécutants et nos réponses étaient à l’aveugle, sans aucune organisation. C’était le quotidien. »
Moi :
- « Je m’interroge sur les insultes que vous entendiez tous les jours, sur les plages horaires longues et peu faciles pour la vie de famille. Aviez-vous la possibilité de raccrocher ? »
Valérie :
- « Oui, en effet il m’est arrivé de le faire plusieurs fois. Je négociais avec le client en le prévenant et en précisant, n’être pas payée à entendre des insultes. A d’autres moments, je jetais le casque à travers le plateau et je courais jusqu’aux toilettes où on me récupérait dans un état lamentable. »
Moi :
- « Dans cette situation, qu’est-ce qui vous touchait le plus ? Les insultes ou l’incohérence du travail ? »
Valérie :
- « Franchement, le plus dur était les insultes ! Les clients me traitaient d’incapable après 20 ans d’ancienneté. Et en quoi, pouvais-je être responsable des manquements ! Je n’ai ni grade, ni responsabilités ! En haut lieu, il y a des gens qui constatent de loin et l’organisation est totalement à côté du sujet et de l’efficacité attendue. Au début de ma carrière, les dirigeants venaient d’en bas puis ils montaient en grade par promotions internes. A ce jour, ce sont des BAC ++ fraîchement sortis des écoles qui débarquent sans avoir de pratique. Nous sommes souvent confrontés à de jeunes cadres qui nous sollicitent sur des opérations irréalisables. »
J’interroge Valérie sur les années 2000 et son activité, elle me répond :
- « Je ressortais sur les nerfs avec toujours ceci ou cela… »
Je coupe la diatribe pour préciser :
- « Même dans les années 2000 ? »
Valérie :
- « Non, c’est plutôt à partir de 2005 mais ce fut une véritable dégringolade : anti dépresseurs, cachets pour dormir, anxiété, manque de sommeil… Une véritable spirale liée au mal-être au travail, aggravée par ma délégation auprès du personnel où je temporisais entre direction et employés. Je gérais les délocalisations, la fermeture des sites et pas mal de faits divers, auprès des travailleurs. Il m’est arrivé de me déplacer pour faire des rapports sur les futures installations et les conditions de travail, les conformités et tout ce qui est à charge du délégué. Je rédigeais le rapport contre alors qu’on nous mettait devant l’ouverture d’un espace pour deux cents personnes, en plateau ! Là ce fut le trop plein et j’ai dû me mettre en maladie. Toutes nos initiatives se retrouvaient sans issue, elles n’étaient que formalisme. »
J’invite Valérie à un prolongement d’analyse :
- « Vous subissiez un stress quotidien conscient mais aussi, vos collègues et vous, n’étiez pas sourds à ce que l’on disait dans les médias. Faisiez-vous les constats par vous-même sur le terrain ? »
Valérie :
- « Nous nous rendions compte que notre structure s’internationalisait mais simultanément, nos conditions de travail se dégradaient. Il n’y avait aucune transition, les actionnaires mettaient la main sur le groupe. La seule chose que j’ai réussi à sauver est mon statut contractuel mais le reste n’est pas une carrière bien menée et porteuse. »
Valérie poursuit sur les actionnaires :
- « Lorsque nous constatons les chiffres et les bénéfices alors que ma propre paie reste gelée depuis des années… »
Ici, Valérie ajoute juste qu’elle gagne sa vie très difficilement. Je développe un peu le sujet de l’expansion de l’entreprise sur l’étranger et Valérie trouve que c’était plutôt une fierté que de savoir son entreprise forte et conquérante. Ce sont les conditions qui l’ont choquée, les proportions mais aussi la notion du manque de considération des salariés.
- « C’était regrettable et la période des suicides arrive. Les années médiatisées et à la une, je suis passée par une phase de honte où je cachais le nom de mon employeur, cela a duré longtemps, j’éludais en répondant que je travaillais « à Internet » ! »
Je demande :
- « Vous souvenez-vous du pic de suicides ? »
Valérie :
- « Il me semble que cela était entre 2008 et 2009, voire même 2010. Il ne fallait pas en parler à l’extérieur et on nous les cachait, aussi. Par contre en tant que DP1, j’étais informée. »
Moi :
- « Comment portiez-vous la situation ? »
Valérie :
- « Au début, j’assurais mais au fur et à mesure, il y avait des cas sur ma plate-forme. Les salariés venaient m’expliquer qu’ils se mettaient en arrêts de travail puis ils les prolongeaient, ce qui les transformait en longues maladies. Au final, il m’est arrivé la même chose. » Valérie fait une pause pour se souvenir de la chronologie mais rien ne vient.
Je propose alors de passer ce détail et je fais une petite rétrospective :
- « Si j’ai bien perçue votre situation en l’an 2000, vous aviez un poste de travail plutôt agréable. Vous êtes fonctionnaire par concours, votre salaire est acceptable. En somme, votre activité professionnelle s’équilibre et vous ne connaissez pas le chômage. Seulement à partir de 2002, le climat est déjà moins confortable et la concurrence arrive, sans que l’employée que vous êtes, ne sache comment. Une ambiance tendue se fait sentir, est-ce bien cela ? »
Valérie reprend sur un souvenir :
- « Cette année-là (2002), je suis dans un autre univers car je mets au monde mon enfant tant attendu et je suis détournée des soucis professionnels. Le congé maternité fut une rupture d’avec ce monde hostile et dur que devenait le plateau. A mon retour, je constate avoir perdu beaucoup d’actualisations et cette étape fait encore défaut. Le cumul fut un coup dur. »
Je m’étonne un peu :
- « En interne, il ne vous a jamais été dispensé de formations actualisées ? » Valérie répond avec honnêteté qu’elle en a suivie mais cela ne s’adaptait pas à ses facultés car le processus était trop rapide et sans transition, on passait de la préhistoire aux siècles des lumières et elle a perdu son aisance, ses facilités.
Elle explique plus précisément :
- « Un peu avant mon congé maternité, j’avais été promue « soutien » et j’épaulais mes collègues par mon ancienneté. A mon retour, il y a eu un vide de compétences ce qui m’a obligée à abandonner cette activité pour redevenir une télé-conseillère lambda. »
Moi :
- « Comment avez-vous appréhendé cela ? »
Valérie :
- « Pas très bien car en étant soutien, cela m’aurait fait monter en grade. Ce ne fut pas le cas et ce jour, la situation est encore plus improbable. »
Sans être dit, la maternité de Valérie l’a pénalisée sur son plan de carrière. Je reformule auprès de Valérie la négativité de son activité depuis 2003/2005, pour l’inciter à m’en dire un peu plus.
Valérie :
- « La situation a glissé vers un ras le bol et j’ai fini par consulter le médecin en lui déclarant que je ne dormais plus, que j’étais sans cesse sur les nerfs. Et me voilà avec des antidépresseurs, des cachets pour dormir, le tout en crescendo. Pourtant, j’essayais de tenir car j’ai quelque part un moral de battante et puis j’avais mon enfant, il me fallait tenir bon… Seulement en 2010, j’ai eu des arrêts de travail puis des prolongations, encore et encore !! Après plus d’une année de congés longue maladie et une cure thermale censée soulager la prise de médicaments, je reprends le travail2. Simultanément, je lis dans la presse que le PDG a inauguré des nouveaux bureaux et que les conditions de travail ne pourront qu’être meilleures voire, idéales. »
Valérie explique ensuite qu’elle avait rédigé une demande auprès de la médecine du travail pour une prise en charge de sa longue maladie. Elle fut refusée. Pourtant, une réponse du PDG lui signifiait qu’il mettait tout en œuvre contre son mal-être, de l’assistante sociale à la médecine du travail au RH, tous les contributeurs lui donneraient les meilleures réponses. Par cette assurance, j’attendais une réintégration attentive après des mois d’absence mais ce fut le silence absolu.
Alors, Valérie eut une réaction que je retranscris telle quelle et les mots sont plutôt sans transition :
- « N’ayant reçu aucun courriel des responsables, je me suis dis : « Ok ! Je pars avec un couteau dans mon sac et en fonction de ce qui se passera, je verrai à le sortir ou pas. » Durant le week-end, j’ai préparé une lettre que j’envisageais de distribuer aux délégués du personnel et à la presse, avec l’idée qu’elle serait publiée après ma mort. »
Je demande à Valérie :
- « Le couteau l’aviez-vous pris pour agir contre vous et contre les autres ? »
Valérie :
- « C’était contre moi et en finir ! Il m’était impossible de poursuivre dans ces conditions ! »
Je continue en m’excusant pour la tournure de la question à venir :
- « Ma question va être désagréable mais la médiatisation des suicides dans votre structure, a-t-elle renforcé la décision de votre acte ? »
Valérie :
- « Non, l’idée me tournait depuis un moment. Le fait que d’autres collègues soient passés par cette étape me prouvait que je n’étais pas la seule à ne plus pouvoir avancer. Et ce matin-là, je suis partie avec un gros couteau de cuisine dans mon sac à main, en plus des lettres pour chacun des services concernés. »
Valérie explique qu’elle constate qu’aucune attention ne lui est apportée, que personne ne lui a envoyé un courriel de reprise. Seulement dans son récit face à moi, elle a stoppé sans le savoir, la formulation « si l’on ne me réintègre pas en prenant soin de valider ma présence humaine, je me suicide avec un couteau ».
Valérie parle mais le débit est plus rapide, j’ai aussi comme l’impression qu’elle revoit ou revit quelque chose.
Je laisse de nouveau Valérie raconter :
- « Ce jour-là, je suis arrivée à huit heures et j’ai regardé mes mails, sans trouver ceux que j’attendais. Après trois quart d’heure de discussion avec ma chef, cette dernière me dit : « Non, il n’y a ni la médecine du travail, ni le RH mais rien n’empêche la reprise. Le rendez-vous avec le médecin du travail est pour dans quelques jours. »
Pas d’obstacle, sauf l’état d’esprit de Valérie qui rétorque à sa chef qu’elle n’est pas du tout apte à la reprise. Elle dit aussi que tout le monde était indifférent, sans réaction, pas d’accompagnement, ni de réponses. La demande de congés longue maladie fut refusée bien que dans son esprit, sa santé n’était pas consolidée.
Valérie parle à sa chef de service comme ceci :
- « Bon pas grave, je sais ce qui me reste à faire. » A ce moment-là il est environ 9 h 15/9 h 30, Valérie repart vers son poste de travail, elle y prend les lettres préparées puis elle les distribue. Elle retourne vers son bureau en se disant que plus rien n’est vivable et elle sort le couteau.
En expliquant cet acte, les sanglots montent et Valérie continue en pleurant, sa voix est pratiquement inaudible :
- « Je me suis entaillée les veines et comme j’étais toujours vivante, j’ai retourné le couteau vers mon ventre. Une collègue m’a retenue. Puis d’autres collègues sont venus dont un secouriste qui a accompli tous les premiers gestes de sauvegarde, dans ce que je me souviens. »
Bien évidemment, je ne reste pas sans accueillir les mots de Valérie. En tant que femme/mère, elle décide le couteau comme mode opératoire. Cela n’a rien d’ordinaire, tous les spécialistes peuvent le commenter. Valérie parle de la « grosse machinerie » qui s’est mise en route après : les médecins de toutes catégories et l’hospitalisation. Elle reste assez « bloquée » sur ses souvenirs. Ils se conjuguent encore au présent, ce que j’ai d’ailleurs observé sur d’autres témoignages même si les années se sont écoulées.
Valérie raconte que ce jour-là un homme de son groupe entrepreneurial s’est carrément immolé et que sa tentative de suicide à elle, est restée dans le silence ou presque. Cette dernière amorce le descriptif de sa mise en longue maladie.
- « Je fus deux années en congé longue maladie (CLM). Et il y eu un effet peu attendu à ma TS3 car mes collègues venaient me rendre compte de la « paix royale » qu’ils vivaient depuis. »
Comme le dit Valérie, ses collègues lui rapportaient que tant que les évènements étaient ailleurs, il n’y avait pas de souci pour la direction. A partir du moment où ils furent aussi sur son site, le management s’est comporté différemment jusqu’au point où on laissait 30 minutes de pause, sans qu’on vienne chercher l’employé. Pourtant avant son acte, au bout de 10 minutes, les responsables intimaient la reprise du casque. Depuis mon retour, qui est ancien de plusieurs années, plus personne ne vient m’ennuyer. »
Je demande :
- « Ne pensez-vous pas que la lettre aux médias ait joué un rôle ? »
Valérie :
- « Elle n’a jamais été remise puisque cela devait avoir lieu à mon décès. »
Valérie explique qu’elle retravaille depuis près de trois années après son épisode suicidaire mais n’arrivant pas à supporter huit heures par jour, la décision médicale a opté pour le CLM fractionné à 80 %, suite à ses rechutes. Auparavant, il y a eu le mi-temps thérapeutique qui s’est découpé en 50% et 70% pour aboutir à un temps complet qui n’a pas été réalisable. Un psychiatre a expertisé Valérie et il a opté pour un an de CLM. La pénalité financière fut à un moment, dans la réduction de moitié du salaire de base.
Valérie déclare que sa vie de famille n’a pas eu d’incidences dans sa maladie professionnelle. Puis elle s’interroge sur les compétences demandées aux nouveaux managers. Elle parle de 100 pions posés dans le même espace de travail. Le responsable d’équipe se trouve dans le dos et il chapeaute tous les postes « casques » rien qu’au visuel. Nous sommes quatre par pétale et il vérifie si l’on discute ou si l’on rigole ou si l’on ne prend pas d’appel. Il continue en observant comment nous parlons au client et comment nous sommes en général. La considération et la confiance se sont muées en une demande absolue et unique : plus de rentabilité. »
Je réponds à Valérie qui est désespérée :
- « Y-a-t-il déconsidération de l’être humain et pense-t-on que cela va fonctionner ? »
Valérie :
- « On est des machines et des pions à manipuler… Voilà… » Pour ne pas aller plus au fond de la souffrance, je passe à autre chose car Valérie est mal et son verbe reste douloureux. De mon côté, l’épisode du couteau a perturbé ma retranscription. Imaginer une femme, maman de surcroît, qui veut se planter un couteau de cuisine dans le ventre par le fait d’un mur d’incompréhension ! Imaginer un stress tel qu’il conduit au suicide pour son travail, sur son lieu de travail ! Même en ayant recueilli plein de maux dans ma vie d’écoute, celui-là me révolte. Il ne faut pas opposer la « mode » ou la « folie » à cet acte mais bien le « comment peut-on en arriver là ? » et bien entendu, considérer derrière le mot travailleur, un autre mot : humain. Puis, remettre le verbe « travailler » à sa place justifiée de protection par une activité saine et exemplaire dans le but d’acquérir des moyens de subvenir aux besoins quotidiens.
J’aborde le sujet des attentats que Valérie a eu à vivre par ondes de choc, en 1986 rue de Rennes dans le 6e arrondissement de Paris.
Valérie reprend la parole :
- « Il s’agissait d’une collègue qui avait été touchée et son décès a eu lieu plusieurs jours après. Elle a fait partie de la cinquantaine de victimes. »
En réalité, il y a eu sept morts et cinquante-cinq blessés, cet attentat ayant lieu en plein après-midi, devant un magasin en vogue de l’époque (nouvellement implanté dans le 6e).
Valérie continue :
- « Cela reste quelque chose… Quand vous perdez une collègue… Elle était dans mes âges et donc, jeune… La même année, un de mes cousins s’est tué sur la route, dans sa vingtième année… J’ai eu beaucoup de mal à encaisser, ce fut long. Mais aussi au cours de ma maternité, ma meilleure amie d’enfance s’est tuée sur la route des vacances avec son mari et ses trois enfants. J’ai peu de mots pour expliquer ma peine, mes émotions et mes chocs. »
Je demande si la jeune collègue était familière, voici la réponse :
- « Elle n’était pas très proche mais pas indifférente, non plus. Elle faisait partie d’un autre service et nous mangions ensemble, parfois. Certaines formations nous réunissaient. »
Valérie précise qu’elle a gardé sous silence, de nombreuses années, ses émotions car sa famille n’était pas réceptive aux confidences et en général, les réponses tournaient autour d’un « ça va passer ». Valérie sort tout en bloc et en vrac qu’elle ne peut pas se rendre sur Paris. Le travail psychologique est impératif mais est-il suffisant ? Valérie explique que sa santé physique est difficile depuis toujours et que des évènements choquants n’arrangent pas son stress. La sensibilité familiale n’étant pas à l’écoute, elle s’est repliée.
La sécurité morale et physique reste un objectif sur site.
Valérie reprend sur l’après tentative :
- « J’ai été suivie par des psys et c’est en discutant avec eux que j’ai avancé ou compris. J’ai fini par me dire que j’avais touché le fond et qu’il ne me restait plus qu’à remonter. Ma méthode a été le parrainage d’un enfant et cela dure depuis plus de trois ans. Grâce à mes nouvelles expériences vers les autres, je prends du recul. »
Moi :
- « A ce jour, seriez-vous capable de dire non à une situation qui vous deviendrait insupportable ? »
Valérie :
- « Je pense que je saurais dire non. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour me faire entendre. Oui, oui ! Je me sens apte. » Me répond Valérie sur un ton rapide.
Moi :
- « Vous êtes-vous mis une pression supplémentaire en raison des revenus qui manquaient sur la période avant la TS4 ? Aujourd’hui, le sujet vous préoccupe-t-il encore ? »
Valérie :
- « Par ma position de fonctionnaire, je n’ai pas eu ses pressions, il y a eu des soutiens financiers via ma mutuelle. Par mes congés maladies en CLM fractionnés, dans mon esprit, l’entreprise a payé mon acte via les deux années d’immobilisation à la maison, en touchant un salaire. Mon raisonnement est que l’entreprise m’a fait du mal, j’ai dû rester immobilisée à cause d’elle et elle a payé. Nous sommes quittes. »
J’évoque que c’est une forme de vengeance…
Et Valérie reprend :
- « Quelque part, ce processus m’offre une forme de sérénité. »
J’aborde la qualification de la maladie et Valérie répond qu’elle a été reconnue comme inapte à travailler.
- « Le syndrome dont vous parlez, je ne sais pas si cela définit ma maladie mais j’ai été reconnue inapte professionnellement. »
Moi :
- « Dans quel terme est qualifié votre maladie ? »
Valérie :
- « Je ne connais pas exactement la procédure médicale en dehors de la longue maladie. A une période, j’ai été déclarée accidentée du travail lors de ma tentative de suicide sans reconnaissance, en tant que telle. Au cours de cette année, un autre incident a eu lieu et je repasse en commission, sous peu. »
Je poursuis mon investigation au sujet des arrêts échelonnés sur plusieurs années :
- « Sur quels motifs ou diagnostics, vos arrêts et votre longue maladie ont-ils eu lieu ? »
Valérie :
- « J’étais en épuisement mais il n’y a pas eu d’informations particulières sur le diagnostic. »
Ici, je prends quelques minutes pour expliquer à Valérie qu’elle est en droit d’être informée sur le diagnostic et que son parcours autant médical que professionnel peut lui être expliqué plus clairement, surtout lors de la prochaine commission.
Valérie se met à raconter l’incident du courant de l’année 2015 :
- « Suite à une altercation d’une collègue envers le groupe puis vers moi, j’ai eu une crise de panique et un arrêt respiratoire qui m’ont conduite à l’hôpital de nouveau, via le Samu. Je suis rentrée à mon domicile avec un arrêt de six semaines. Bien que je ne sache pas par quelle procédure, ni sur quelle base, à un moment, l’assistante sociale m’a reçue pour me demander si je souhaitais réellement être reconnue en accident du travail. Cela m’a interpelée en regard à ma TS passée et j’ai opposé les conditions d’exercice dégradées et en insistant sur la reconnaissance en accident professionnel. Il m’arrive de déclarer aux personnes responsables de mon dossier que je suis en état de survie, que je n’ai pas réintégré une vie agréable et équilibrée, chaque attaque ou stress réveille ma vulnérabilité aux agressions. »